L’IRONIE DE L’HISTOIRE
– C’est incroyable, fantastique !
Vraiment ex-tra-or-di-nai-re !
Monsieur Carpentier, l’imposant Maire
du village, ne tenait plus en place. Pour un peu, on le verrait facilement
faire des bonds jusqu’au plafond. Et pensez donc, à son âge…
- Inouï,
formidable ! Le plus beau jour de ma vie !
C’est sous cette avalanche de superlatifs
et d’adjectifs pompeux que Madame Marthe, la vieille secrétaire, introduisit
solennellement Alexandre dans l’unique bureau de la toute petite Mairie de Verquinghem.
Monsieur le Maire, jovial,
l’accueillit avec un maximum de ferveur non retenue.
- Mon cher Alexandre, mon très cher Alexandre,
mon ami…
Il avait aujourd’hui la fibre
paternelle et le verbe très haut, malgré ses origines nordistes bien marquées,
notre officier municipal… un vrai virtuose des compliments gratuits et des
cérémonies de pacotilles !
En embrassant sur les deux joues son
cantonnier d’Alexandre, son Chef-Cantonnier depuis ce matin, une larme parut
même briller aux creux de ses paupières mi-closes. Et les tapes amicales dans
le dos dont il gratifiait largement son employé lui permettaient d’accentuer
encore le côté théâtral de cette réunion sympathique et de partager surtout, à
son tour, un peu de la poussière des chemins communaux. Bref, un véritable
instant de grand bonheur qu’il partageait à lui tout seul.
- Assieds-toi,
raconte-moi, vite !
Alexandre n’eut pas le temps d’ouvrir
la bouche, ni l’occasion non plus de profiter du fauteuil que lui poussait
Monsieur Carpentier.
La double-porte du bureau s’ouvrit
brutalement sous une poussée terrible. Trois, cinq, dix puis vingt personnes
s’étaient engouffrées dans la pièce dans un bourdonnement infernal et Madame
Marthe, totalement terrorisée, en laissa tomber le verre de vin qu’elle
s’apprêtait à servir au héros du jour.
Tout ce peuple se pressa autour
d’Alexandre, totalement apeuré, accaparé et quasi étouffé.
- Alors, raconte, raconte… ! C’est
quoi ? Où ?
Monsieur Carpentier, fort bousculé
dans la lutte, rouge de colère et au bord de l’apoplexie, frappa très
violemment du poing sur la grande table qui lui servait de bureau.
- Silence !
Du calme ! Respectez donc ce lieu et votre élu !
Rien n’y faisant, c’est un Maire haut
perché et tout décoiffé, debout sur la table au milieu d’une marée humaine
totalement incontrôlable, qui fit dès le lendemain la une en photo de la
gazette locale.
Tout ce petit monde se mit en branle
pour aller voir in situ l’objet d’un tel délire. Il y eut un vrai cortège,
déambulant de rue en rue, de la Mairie au Carrefour des Tilleuls. On se serait
cru à la Saint-Guy tellement on y faisait grand bruit. On rameuta du monde en
route, c’était le jour du marché, si
bien, comme le disait Corneille, qu’à la fin et par un prompt renfort on
pouvait en compter pas loin de mille.
C’était là, à mi fossé, une large
bande de terre plus sombre d’où émergeait un coin de pierre calcaire orné de
sculptures défraichies en ronde-bosse.
Alexandre n’avait pas souhaité creuser
plus loin, pourtant l’envie était bien là. Il avait laissé le site en l’état,
tel qu’il l’avait trouvé fortuitement, sa bêche toujours plantée au bord du
chemin, un peu comme une sentinelle endormie.
Il savait, ou plutôt il avait
pressenti qu’il devait laisser la main aux experts et aux spécialistes ;
surtout ne pas faire une bêtise irrémédiable, ne pas s’aventurer en terrain
inconnu et jouer à l’apprenti-sorcier. On ne lui aurait pas pardonné.
Sa découverte était d’importance, il
l’avait compris. Mais elle ne lui appartenait déjà plus…
Et ce ne fut pas la centaine de
badauds, femmes, hommes et enfants, penchés sur son -travail- qui l’auraient
contredit aujourd’hui. Tout juste avait-il réussi à se frayer un passage
jusqu’à pied d’œuvre, suivi péniblement par Monsieur Carpentier et, de plus
loin encore, par l’abbé Dujardin tout empêtré dans sa soutane qu’il soulevait
de ses deux mains.
Les confrères d’Alexandre avaient,
semblait-il, été fort zélés. Le village, tout entier, paraissait avoir été
rassemblé dans l’heure. Alexandre apprendra, un peu plus tard, que la trainée
de poudre de sa trouvaille avait embrassé toute la région en même pas une
demi-journée, uniquement par le bouche à l’oreille.
- Un
trésor venait d’être découvert à Verquinghem !
- Merci,
les collègues !
Une carriole venait de s’arrêter à
quelques encablures du trou. Taille moyenne, petite barbiche d’intellectuel,
lunettes cerclées rondes sur le nez, Monsieur Dumortier, l’instituteur du
village, attacha son cheval à la haie-vive qui bordait le sentier. Il jeta sa
veste et son chapeau mou sur le siège du cabriolet et s’avança à grandes
enjambées en relevant les manches de sa chemise brodée. Il écarta à grands
gestes les spectateurs et, d’un bond, sauta dans la tranchée, heureusement
sèche en cette saison. Alexandre n’aurait d’ailleurs pas entamé de travaux de
voirie de si grande importance à un autre moment qu’en été. Il aimait la terre,
pas la boue.
Le professeur retira de sa poche de
pantalon une vieille brosse de peintre et une minuscule truelle et s’activa
aussitôt à dégager la pierre de sa gangue de tourbe. Au fur et à mesure que ses
mains s’agitaient, on entendait des -Oh- et des -ha- s’élever de la foule
agglutinée derrière lui, de l’autre côté du fossé. Il ne dit pas un mot mais il
sourit.
Il avait vu, il savait déjà, il en
était certain… et il n’était sur place que depuis dix minutes… Radieux,
l’instituteur réajusta ses lorgnons et tourna prestement la tête vers Monsieur
Carpentier, planté comme hébété dans l’attente d’une réponse.
- C’est
du romain, Monsieur le Maire, du romain !
La nouvelle fusa à travers la foule.
Tout le monde voulait voir, toucher, se faire une idée ; et tout de suite.
Les gens se tassaient au bord de la fosse, se bousculaient, s’invectivaient presque.
C’était un peu la panique… Il y avait grand danger.
Monsieur le Maire, rejoint par Mr
Dumortier qui avait enfin réussi à sortir de son trou, prit l’affaire très au
sérieux. Pas question qu’un incident vienne ternir cet heureux événement, son
événement. Il en était bien trop fier, tous ces collègues du canton en seraient
vert d’envie et blanc de rage. Il fit signe à Edouard, le garde-champêtre,
aussi excité qu’une puce lui aussi.
- Calme-toi,
tu regarderas plus tard ! Grimpe sur ton vélo et va immédiatement chercher
les gendarmes à la ville. Fais vite, il faut qu’ils embauchent de suite, il y a
risque d’accident !
Les deux notables s’étaient
progressivement éloignés de la cohue. On ne l’aurait sans doute pas remarqué
s’ils étaient restés vraiment dignes mais on percevait leurs rires durant leur long conciliabule, à
voix basse. Ces deux-là étaient en train de tirer des plans sur la comète ou,
tout au moins, de tenter de tirer la couverture à eux…
Alexandre, assis sur le talus,
regardait, médusé, le triste spectacle que tout ce monde lui offrait. Lui, qui
se faisait une telle fête de faire partager ce -petit coup de chance, ce coup
au cœur- qu’il avait ressenti lorsque sa pelle lui révéla ce cadeau de la
terre, voyait désormais une douce folie gagner tout le voisinage et les
officiels s’emparer de son histoire. C’était comme s’il n’existait plus, il se
sentait totalement délaissé.
Avait-t-il bien fait ? On dit
souvent qu’il vaut mieux de se taire ; il se posait amèrement la question.
Sa réflexion fut bien vite interrompue.
- N’importe
quoi ! Ce n’est pas un petit instituteur pro-républicain qui va
aujourd’hui révolutionner l’histoire de notre village avec ses mensonges
éhontés et sa science à deux sous! Saint-Hippolyte-de-Byzance,
protégez-nous !
Monsieur le Curé était blanc de rage
et rouge de colère, un véritable arc-en-ciel de contrariétés. On savait depuis
longtemps déjà qu’il n’appréciait pas du tout les idées politiques de Messieurs
Carpentier et Dumortier, mais le voir dans cet état, jamais.
La nuit était tombée tout doucement en
cette fin du mois de juillet 1912 sur Verquinghem. La terrasse du bistrot de la
Tête d’Or, sur la place, ne désemplissait pas. Les discussions allaient bon
train. Et, la bière aidant, c’était plus à des débats politiques de seconde
zone qu’à une charmante soirée entre voisins auxquels on pouvait assister.
Le -combat des chefs- n’avait pas
encore eu lieu mais chacun avait déjà son avis, sa petite idée, sa vérité, son
camps. Demain les choses seraient clarifiées, peut-être. Monsieur Carpentier,
le Maire, avait convoqué une réunion extraordinaire du conseil municipal à dix
heures tapantes et l’Abbé Dujardin s’apprêtait à profiter de la grand-messe
pour faire le point, final il l’espérait, lors de son sermon, sur les derniers
événements tragiques qui secouaient désormais la paroisse.
Là-haut, aux Terres Noires, près du
Carrefour des Tilleuls, quatre gendarmes montaient la garde, fusil à l’épaule,
devant l’objet de la discorde. On attendait des spécialistes que le Musée du
Louvre à Paris avait promis d’envoyer dès le début de la semaine prochaine.
Jamais le travail d’Alexandre n’avait été sujet à une telle attention.
Vers minuit, enfin, les cloches de la
vieille église ramenèrent un peu de retenue et de raison dans ce bistrot bourré
de monde, on pouvait même dire de monde bourré. Ils se dispersèrent par grappes
entières dans un brouhaha digne d’un envol d’étourneaux. La saison des moissons
approchait et il convenait, si faire se pouvait, de conserver un peu de sa tête
et de ne pas trop tirer sur le sommeil.
L’estrade avait été installée à la
hâte sur le perron de la mairie, le matin aux aurores, par Alexandre et ses
collègues. Monsieur le Maire avait bien insisté pour qu’un drapeau français y
soit hissé, garantissant ainsi sa pleine légitimité. Une brise légère froissait
doucement le fanion sous un ciel clair, sans aucun nuage. Le calme avant la tempête qui s’annonçait,
sans doute. Un vieux phonographe diffusait à tue-tête une marseillaise des plus
chevrotantes qu’une main fort maladroite stoppa net à la montée de Monsieur
Carpentier.
- C’est
un grand jour pour la commune de Verquinghem et un grand jour pour l’Histoire
avec un grand H ! Il aurait pu tout autant dire que c’était un très grand
jour pour lui… Pensez-donc, notre village est village depuis plus de 2000 ans.
Les romains ont vécu ici ; pas à Roublaix, pas à Bourcoing, mais ici, à
Verquinghem ! c’est notre gloire aujourd’hui retrouvée. Les grandes villes
industrielles d’alentour n’ont pas de véritablement histoire, pas d’identité
propre, rien que de la suie sur leurs murs. Nous, nous avons des racines !
Et quelles racines, le glorieux peuple romain, race de conquérants, de
vainqueurs, de bâtisseurs d’empire ! Nos ancêtres !
Le visage bien rond de Monsieur
Carpentier rayonnait. Il jubilait, fier et orgueilleux pour nous, un peu aussi
pour lui du reste. La main posée sur son écharpe tricolore, un peu à la manière
de Napoléon, et les yeux dans le lointain, il s’imaginait déjà reçu à la
Préfecture pour y recevoir la légion d’honneur. Il avait décidé, de sa propre
initiative et sans en référer à ses adjoints, de délocaliser le conseil
municipal sur la grand place. Moment de gloire, instant d’orgueil, il lui
fallait de la foule et des témoins.
On le savait, chaque village, chaque
bourg, chaque ville de France, de Navarre et d’ailleurs avait toujours rêvé
atteindre un jour à une telle béatitude, comme une béatification avant
l’heure : exister et avoir toujours existé.
- J’ai
personnellement insisté auprès de Monsieur le Préfet pour que la maréchaussée
veille désormais sur notre trésor afin qu’aucun voyou ne puisse s’en emparer.
Je demande solennellement et instamment à chacun d’entre vous de savoir raison
garder et de respecter ce lieu, que dis-je, ce monument, trace de notre
grandeur éternelle. Que sa majesté retombe en ce jour toute entière sur notre
village. Ne faites pas le déplacement, laissons faire, posément mais
prestement, ces Messieurs les archéologues de Paris. Je vous promets, quant à
moi, que ce chef d’œuvre du passé, de notre passé, demeurera à jamais à
Verquinghem, n’en déplaisent aux grenouilles de bénitiers et aux prêtres
acariâtres, fossoyeurs de bonnes nouvelles !
Et c’est sous une pluie de casquettes
et de bérets, lancés joyeusement en l’air, que se clôtura l’allocution très
protocolaire de Monsieur le Maire.
On ne peut toutefois pas dire que tout
le monde y était. Certains, par peur de la colère divine et surtout de Monsieur
le Curé en personne, avaient préféré se rendre directement à l’église pour la
grand-messe. Tous les notables s’étant donné le mot et la même heure, bien des
familles s’étaient scindées en deux, un sur la place, l’autre à l’office. Il
faut bien avouer que l’abbé Dujardin n’y était pas allé, la veille, avec le dos
de la cuillère ; l’excommunication n’était pas loin.
Un petit nombre, enfin, d’indécis ou
tout simplement de curieux, avait préféré faire le grand écart. Après le départ
de Monsieur le Maire, ils se ruèrent jusqu’à la chapelle afin de ne rien
perdre, miettes et pains entiers, du sermon sulfureux promis hier par
l’ecclésiastique en furie.
L’atmosphère y était pesante,
oppressante même. Chaque geste saccadé du frêle curé trahissait sa grande
nervosité et sa mauvaise humeur latente. Il ne faisait pas bon être enfant de
cœur ce dimanche matin-là… pas un bruit ne montait de l’assemblée. Tous étaient
figés, raides sur leur chaise, les bras croisés, dans la même crainte des
foudres du ciel et de son représentant. La face livide de l’abbé, rehaussée de
ses chevaux de neige, ne présageait d’ailleurs rien de bon.
La sentence allait tomber.
- Notre
village a été fondé par Saint-Hippolyte-de-Byzance, un point, c’est tout !
Cela fait des siècles qu’on le dit et il en sera toujours ainsi. On ne va tout
de même pas se mettre à réécrire les livres d’histoire à la fantaisie d’un
Maire révolutionnaire et athée et d’un instituteur de bas étage qui travaille
du chapeau ! Cette église, l’église Saint-Hippolyte, notre église, le plus
vieux monument de la région, ce symbole pour la chrétienté, on ne va tout de
même pas la jeter au rebut au profit de je ne sais quelle vieillerie douteuse
sortie d’un cul de basse fosse, d’un cloaque immonde et malodorant. Le diable,
je le sais, est derrière tout cela. J’en ai bien peur pour vous. Mes frères,
mes sœurs, j’espère que jamais vous n’accepterez que l’on parle de vous comme
des descendants des vandales, des goths ou autres ostrogoths, et que sais-je
encore. Votre curé ne saurait pas, lui, concevoir une telle déchéance, une
telle honte pour vous, sur vous. Je me battrai, bec et ongles, pour que cette
supercherie éclate au grand jour, que tous les coupables et leurs complices
soient très sévèrement punis, par la loi et par l’église. Je veux que notre
Saint Patron retrouve immédiatement la place qu’il a toujours eue en nos murs
et dans nos cœurs. Je vous en conjure, reprenez vos esprits et priez, priez,
priez. Et que la bête meure dans les flammes de son propre enfer !
Les propos de l’un et de l’autre
furent abondamment repris dans la presse qui en fit ses choux gras, faute de
grives ou de grèves à relater… Colportés par la rumeur, ils avaient très vite
fait le tour des cantons, voire du département. Ce n’étaient, bien sûr, que des
propos déformés, des phrases tronquées sorties de leur contexte ou même,
parfois, complètement inventés, de vulgaires ragots. Chacun se raccrochait à
ces morceaux de vérité ou même se construisait la sienne. Tout cela se
mélangeait, se diluait, s’interpénétrait et se transformait à la guise de
chacun. L’alchimie perfide de la bêtise humaine en faisait un chef d’œuvre. On
dit même que l’on n’échangeait pas que des mots, on en était venu aux mains, on
se battait pour tel ou tel camp, on avait le goût du sang dans la bouche… Selon
les cas, c’était la République ou l’Eglise qu’on assassinait ainsi. On se
regardait tous en chiens de faïence, la méfiance était de mise.
Ces Messieurs de la Capitale avaient
vite et très bien travaillé. En même pas huit jours, la fouille avait été
bouclée. Seuls quelques notables, escortés par les gendarmes, s’étaient rendus
sur les lieux à leur invitation.
Le sarcophage, c’était bien
aujourd’hui de cela qu’il s’agissait, trônait désormais, protégé par une tente
de fortune, au beau milieu d’une large excavation qui défigurait toute la
colline. Sur une table faite de tréteaux on avait disposé des tas de tessons de
poteries rouges et grises, un vrai capharnaüm, les restes sans doute d’une
antique scène de ménage… Dans des bocaux, quelques piécettes totalement rincées
constituaient l’unique trésor mis à jour.
Les trois archéologues parisiens,
vestes et pantalons de velours tout crottés, affichaient d’emblée une
autosatisfaction des plus accomplies. Ils attendaient encore des expertises de
Paris pour confirmer leur pronostic mais pour eux l’affaire était entendue. Ils
ne voulurent, par précaution, pas en dire plus ce qui mit encore un peu plus de
pression au village. L’abbé Dujardin avait catégoriquement refusé de faire le
déplacement afin de ne cautionner en aucune mesure ce bric-à-brac dégagé de ce
qu’il appelait désormais le -champ du diable-.
Il fallait dire qu’en effet les
événements tragiques s’étaient précipités… On ne savait plus prétendre que
quelqu’un avait encore une once de contrôle sur la situation actuelle.
Le chaos s’était abattu sur
Verquinghem.
C’est au gallodrome de la Tête d’Or
que les choses s’étaient véritablement envenimées jusqu’à atteindre au
paroxysme. Le lieu voulait peut-être cela. En cette fin de saison des combats
de coqs, les esprits déjà forts échauffés des éleveurs et des nombreux parieurs
éméchés ne pouvaient que s’enflammer spontanément aux feux de nouveaux
assauts.
Le bistrot était demeuré une zone
quasiment neutre dès les toutes premières escarmouches et les partisans des
deux camps déposaient encore régulièrement les armes devant un verre de vin ou
une chope de bière. Le patron, commerce oblige, n’avait pu se résoudre à
prendre officiellement et personnellement position. Il jouait en quelque sorte
le rôle d’arbitre, muet et particulièrement sourd. Tout au plus se bornait-il à
compter les points et éviter les risques de débordement à l’intérieur de
l’enceinte. Le café et ses annexes étaient devenus un sanctuaire, le seul lieu
de rencontre possible, une véritable soupape de sécurité. Même Monsieur le
Curé, pourtant hostile depuis toujours aux turpitudes qu’il supposait s’y
dérouler, avait fini par admettre qu’il était plus qu’essentiel pour la santé
morale de la bourgade d’avoir un tel exutoire. Il n’évoquait plus dans ses
sermons, pourtant forts nombreux et acerbes à l’époque, son cheval de bataille
d’autrefois. C’était santé et sainteté.
Une pieuse omission !
Tout allait donc pour le mieux, du
moins dans ce microcosme-là.
Monsieur Carpentier avait décidé ce
matin-là d’en finir une fois pour toute avec l’opposition cléricale, question
d’honneur, de république et de prestige tout personnel. Il espérait bien que le
dernier combat de coqs programmé pour le jour même lui fournirait la large
audience dont il avait impérativement besoin. Il souhaitait faire passer son
message au plus grand nombre, et vite. Pour lui, en fait, c’était surtout
l’occasion de marquer des points et parvenir à un score sans appel.
Il n’avait rien à prouver, certain au
plus profond de lui d’avoir absolument et totalement raison. Il fallait
rameuter, redynamiser ses troupes, déstabiliser l’ennemi et conquérir ainsi de
nouveaux territoires, de nouvelles parts de marché, pas à pas, not après mot.
Il ne savait plus vraiment quoi dire ni inventer mais il parlerait avec son
cœur, fier bien droit dans son écharpe. Des affirmations spontanées et sincères
de la première heure, on en arrivait aujourd’hui aux discours alambiqués,
tortueux à souhait, sans queue ni tête. L’intelligence avait fait place à la
bêtise et à la méchanceté purement gratuite des propos. L’homme ne s’y
retrouvait pas.
Debout sur un banc, au milieu d’une
salle survoltée, enfumée et bruyante, le Maire ruisselait de sueur, rouge vif
qu’il était. Il s’égosillait à plein poumons sous une chaleur de bête. Il
débitait, le terme était faible, il découpait littéralement en morceaux, pan
après pan, avec une délectation non dissimulée, les dernières diatribes de son
cureton d’adversaire. Il en rajoutait encore et encore, il diluait son fiel
mortel à chacune de ses phrases. On ne pouvait visiblement plus l’arrêter.
Quand, à de rares moments de lucidité, il revenait à parler du tombeau
découvert aux Terres Noires, on aurait cru entendre Bonaparte haranguant ses
hussards au pied des pyramides.
- L’abbé
Dujardin a une vision simpliste de l’histoire, bien trop simple pour être
totalement honnête. Il fait preuve, en plus, d’une mémoire bien trop courte
dont il a soigneusement refermé certains tiroirs. Les Romains n’ont pas été les
seuls grands méchants loups de l’épopée humaine ; loin s’en faut ! Il
omet sciemment, avec grande facilité du reste, des événements particulièrement
tragiques, bien plus récents ; des exactions perpétrées par des êtres soit
disant évolués, cultivés et croyants. Je parle de ces massacres systématiques,
organisés de mains de maîtres par des malades en soutane ; de ces faits
qu’il a chassé sine die de ses souvenirs, de la Sainte Inquisition, entres
autres, cette Histoire avec une grande hache ! Qui a-t-il, en effet, de
plus méprisable : se battre pour la vérité, pour grandir, ou tuer par
orgueil et fanatisme ?
Tout et n’importe quoi y était ensuite
passé, en force : la grandeur et la gloire de sa commune, l’orgueil des
coqueleux, fiers descendants des empereurs romains si friands de jeux et si
cultivés, les finances publiques et privées qui ne pourraient que retirer de
substantiels bénéfices de la publicité ainsi faite à la cité, le devoir de
mémoire, le fait de s’attacher aux faits tangibles plutôt qu’aux désuètes
traditions et superstitions des bigots, tout…
Sur invitation personnelle de Monsieur
le Maire, la soirée se termina fort tard et fut très bien arrosée. Il fallait
au moins cela pour bien digérer son monologue interminable et bien saignant.
Monsieur le Curé réalisa dès le
lendemain matin le formidable chemin parcouru par la partie adverse et promit à
son entourage direct de ne pas en rester là.
- Rira
bien qui rira le dernier !
La guerre était aujourd’hui déclarée,
les camps formés, le village coupé en deux. Les journalistes qui relataient
l’affaire avec délectation, firent rapidement un raccourci humoristique en
dépeignant la situation actuelle comme la lutte des Charpentiers contre les
Jardiniers, reprenant ainsi, en jeux de mots, les noms de famille des deux
chefs de clans.
Il était toutefois bien difficile de
délimiter précisément les frontières, de bâtir un mur précis entre les deux
camps dont les partisans se trouvaient disséminés aux quatre coins du canton.
Certaines familles s’entre-déchiraient ainsi sauvagement sous le même toit. C’était
plutôt une guerre des nerfs, une usure psychologique de l’adversaire, une
guérilla de mots, des petites phrases assassines qui font mouche, une nouvelle
guerre des tranchées.
C’était du moins sur ce seul terrain
que l’abbé Dujardin semblait, compassion oblige, vouloir limiter les
opérations, ce qui ne déplaisait assurément pas à son duelliste de Maire, peu
enclin, lui non plus, à faire intervenir la troupe. On avait alors fourbi ses
armes dans l’arsenal des encyclopédies, des livres d’histoire et des opuscules.
On se chargeait, s’invectivait à grands coups d’obscurantiste, de royaliste, d’anti
républicain, de schismatiques, d’iconoclastes, voire d’antéchrist. Une
véritable course en avant, les mots dépassaient les pensées, les pensées se
diluaient dans le fiel et la hargne. Tout ce qui pouvait être dit se payait
comptant et chaque camp rendait scrupuleusement et systématiquement la monnaie…
Les femmes, elles aussi, avaient mis
deux sous dans la musique d’ambiance. Cela faisait bien trop longtemps déjà
qu’elles demeuraient cloîtrées dans les cuisines et les buanderies :
marmots, fourneaux, dodo. Elles pansaient sans broncher les plaies et les
petits bobos d’ego de tout leur petit monde en furie. Et, après tout, il n’y
avait que les hommes qui puissent s’amuser. Par conviction, ou par esprit
taquin peut-être, elles avaient presque toutes pris systématiquement le
contre-pied des positions de leur mari. S’il était pour Monsieur le Maire, elles
portaient aux nues Monsieur le Curé, s’il se reconnaissait en l’abbé Dujardin,
elles confessaient aisément un petit faible pour les idées de Monsieur
Carpentier… L’idée d’une grève des martines était même à l’ordre du jour, de
quoi touiller un peu… Il fallait que les mâles comprennent, que la plaisanterie
devait se terminer. Des choses bien plus importantes à leurs yeux étaient à
entreprendre plutôt que de se chicaner à propos du passé, la grande guerre
venait à peine de prendre fin, tout était à refaire, à reconstruire, à bâtir.
L’avenir, l’avenir de leurs enfants était en jeu. Elles le savaient, le
pressentaient, un jour leurs voix compteraient, juste une simple question de
temps.
Ça chauffait dans les chaumières, le
soir, au coin du feu.
Quelques rares et intrépides
tentatives de réconciliation avaient pourtant bien été menées, tambour battant.
Et tout particulièrement celle menait par Monsieur Gravet, le pharmacien du
village, qui y avait dépensé beaucoup de l’énergie de ses quatre-trois ans et
d’ancien poilu. Personnage affable et foncièrement généreux, il avait mis dans
la balance tout son poids d’honnête citoyen afin, qu’après ces tourments, le
village retrouve enfin figure humaine. Il avait multiplié les visites, les
rendez-vous plus ou moins clandestins, les projets de compromis, intenté mille
actions en secret et essuyé au moins autant d’échecs. Il avait enduré toutes
les railleries, tous les quolibets de chacun des deux camps, trop heureux, sans
doute, d’une telle opportunité de récréation au milieu des combats. Il avait
fini par leur faible de l’ombre, la sérénité de ses propos dissonant avec le
vacarme général. Ils s’étaient alors tous ligués contre lui et les canards
boiteux et bagarreurs d’eau trouble finirent par chasser de la mare le dernier
grand cygne blanc… Reclus et triste aujourd’hui dans son échoppe, il observait
souvent, à travers la vitrine, ce cirque pitoyable et déambulant.
Mais où est l’homme, où est le bon
Dieu dans tout cela ?
Soulevée par quatre solides gaillards
en redingote, la statue de Saint-Hippolyte-de-Byzance se dressa dans le ciel
sombre de cette fin d’après-midi d’orage. Le prêtre fit un signe nerveux de la
main et, dans un mouvement très lent mais continu, la longue procession se mit
en ordre de marche. La place de l’Eglise, noire de monde, disparut peu à peu
sous les lourdes fumées d’encens. Les litanies de la chorale paroissiale
éclatèrent au moment même où un éclair zébra l’horizon. Un long frisson secoua
l’assemblée.
Dieu venait-il, lui aussi, de marquer
sa colère ?
C’était à une véritable croisade que
Monsieur le Curé avait convié toutes ses ouailles et les bonnes âmes du canton.
Les derniers rebondissements de l’affaire ne lui convenaient pas du tout. Il se
devait, lui aussi, de faire un coup d’éclat. Le plan de bataille, mûri depuis
quelques jours déjà et connu, en partie seulement, de quelques fidèles
lieutenants, semblaient, pour le moment, fonctionner à merveille. Rien n’avait
fuité de cette manifestation non autorisée, du moins pour laquelle il n’avait
pas daigné demander d’aval préalable. Autorisation qu’on lui aurait d’ailleurs
sans doute refusé. Qu’importe la façon pourvu qu’on ait la presse, effet de
surprise et fait divers obligent.
Le lourd cortège, après avoir fait un
très long mouvement tournant sur la place du marché, s’apprêtait désormais à
quitter le bourg par le sud et à piquer tout droit sur les Terres Noires.
Personne, ni dans la foule compacte, ni chez les farouches partisans du Maire,
spectateurs amusés de ce manège bigarré, n’avait pour l’heure saisi la froide
détermination de l’abbé Dujardin, droit comme un -i- à l’avant-garde. C’était à
son pas décidé que chacun devait marcher, comme un seul homme. Sus à la
bête !
L’air embaumait des senteurs estivales
des blés fraichement coupés et des aubépines qui ceinturaient les prés. Le
temps était moite, les bêtes d’orage vous titillaient la figure, l’averse ne
saurait tarder. Dès la sortie du village, le mot d’ordre fut donné, précis et
sec.
- Silence !
Prions en silence !
On avait éteint les encensoirs,
inutiles en rase campagne. Les enfants, un peu trop bruyants et indisciplinés
au goût de Monsieur le Curé, avaient été confiés à la surveillance de trois
rombières, chez des amis, à la ferme des Duquesnoy, aux portes de Verquinghem.
Les gendarmes qui, là-haut, n’avaient
eu jusqu’à présent qu’à tirer quelques garennes pour tuer le temps et améliorer
l’ordinaire, ne savaient pas, sans ordre, à quoi s’en tenir. On ne pouvait
décemment pas stopper une procession avec des fusils même si elle n’était pas
autorisée à monter jusqu’ici…
Cruel dilemme sous les képis !
Ce n’était pas le bruit, dans un
premier temps, qui avait attiré leur attention mais plutôt cette épaisse brume
de poussière soulevée par des centaines de paires d’escarpins et de chaussures
de cérémonie sorties pour l’occasion et voilant rapidement l’horizon. L’abbé
avait soudain pris la parole, blême et froid comme au premier jour de la
découverte. Il savait que l’instant était grave et sacré à la fois. Il devait
abattre ses dernières cartes d’un seul coup, comme un coup de bluff ou de
poker, s’il voulait encore emporter la partie et exhorter la foule de ses
fidèles à entrer définitivement dans son jeu. Il fallait courir sus à l’ennemi,
tête baissée, les poings serrés, sans plus faire attention aux conséquences ni
à la forme. C’était le tout dernier virage avant le point de non-retour. Il lui
était formellement impossible de faire désormais machine arrière. Il se devait
d’enfoncer le clou sans remords ni regret. Il ne restait plus que sa conscience
et lui.
- Monsieur
Carpentier est un fourbe. Qu’en a-t-il bien à faire des Romains ? Qu’en
a-t-il, au fait, à faire même de vous ? Avec cette histoire
abracadabrantesque, issue de son cerveau de grand malade, de mégalomane, c’est
de la poudre de perlimpinpin qu’il vous jette aux yeux. Tout ceci n’est qu’un
nuage de fumée qui masque ses réelles intentions. Ne comprenez-vous pas qu’il
vous brosse aujourd’hui dans le sens du poil, qu’il vous flatte honteusement,
bassement, dans l’unique but de servir sa si triste ambition ? Ne
savez-vous pas qu’il brigue la place de député et qu’il compte conforter et
bâtir sa carrière politique en vous marchant sur la tête et les pieds ?
Vous êtes partie prenante de ses rêves les plus fous. Il a fait main basse sur
Verquinghem ! Reprenez-vous, réfléchissez, et vite. Il faut porter un coup
fatal à l’adversaire, lui briser ses jouets et faire ainsi disparaitre toutes
traces de son péché d’orgueil. Elevons en ce lieu un ex-voto à notre Saint
Patron. Saint-Hippolyte, priez pour nous, pauvres pécheurs.
Les gendarmes avaient dû ouvrir dans
l’urgence une caserne annexe à Verquinghem, pas mal d’entre eux étaient d’ailleurs
venus en renfort. Le bistrot avait été réquisitionné au grand dam de son
propriétaire. Le gallodrome et la bourloire servaient désormais de salles de
rétention où les centaines de belligérants des deux camps finissaient de se
calmer avant de passer dans la grande salle pour y être auditionnés et libérés
au compte-gouttes. Cela devrait prendre au moins quarante-huit heures.
Quarante-huit heures de paix !
Monsieur Carpentier et l’abbé
Dujardin, quant à eux, avaient de suite été transférés à la brigade de
Bourcoing, pour y être interrogés mais surtout pour leur propre sécurité et
pour calmer tous les esprits échauffés.
Après le discours incendiaire du Curé,
aux Terres Noires, les choses s’étaient en effet très vite enclenchées,
déchainées même. Qu’elles aient été programmées d’avance ou non, là n’était
plus vraiment la question. Il convenait surtout aujourd’hui de mettre un point
final à toutes ces aberrations, de trouver la solution au problème. Il fallait
savoir désamorcer durablement la crise à tout prix, éviter la totale
désintégration du village en ces stupides luttes fratricides.
Le propriétaire du terrain avait
vraiment bien caché son jeu. Les gendarmes ne s’en étaient absolument pas
méfiés. Depuis des jours déjà il avait multiplié les visites de courtoisie, le
soir, en revenant d’avoir hersé les chaumes. Il arrêtait, à chaque fois, sa
charrette bourrée de paille, en bas de la colline, près de l’étang, à côté du
petit bois. Il repartait dès la nuit tombée, après avoir fumé sa pipe, vidé
deux ou trois chopines et discuté de la pluie ou du beau temps. Il ne semblait
jamais pressé.
On comprend mieux aujourd’hui.
Profitant de la pénombre, il avait
patiemment déchargé et emmagasiné sous les arbres des dizaines de pioches, de
burins et de masses, ainsi que deux ou trois fusils chargés, un véritable
arsenal en sorte. Avait-il agi sur ordre, et de qui, par conviction ou tout
simplement par intérêt personnel afin de pouvoir récupérer son bien au plus
vite ? N’empêche qu’il a été pris.
L’enquête établira peut-être les
circonstances de ses actes mais faisons confiance en la justice pour qu’elle
soit clémente, ils étaient tous, en fait, les vrais coupables.
Après la procession, à peine arrivés
sur place, les pèlerins, faisant fi des injonctions de la gendarmerie, avaient
installé la statue de Saint-Hippolyte au plus haut de la colline, comme une
prise de possession, un drapeau planté sur les lignes ennemies.
Les choses demeurent ensuite bien
confuses dans la mémoire de chacun… On se souvient bien des paroles guerrières
de l’abbé, de son appel direct et non moucheté à la destruction totale du site
de fouille, tel un exorcisme du lieu sous la pioche et le feu. On a toujours en
tête les images assez floues de ces nouveaux croisés montant, décidés, à
l’assaut du sarcophage, les outils à la main. On revoit l’arrivée impromptue du
Maire et d’une poignée de partisans venus porter main forte à la force publique
dépassée, débordée de partout, de l’empoignade générale qui s’ensuivit, à coups
de pieds et de poings … et des trois coups de fusil…
On ne sait pas, on se sait plus qui,
réellement avait tiré, ni pourquoi. L’irréparable avait pourtant était
commis !
Le calme est brutalement retombé sur
Verquinghem. Il y a toujours du monde, beaucoup d’étrangers à la commune
encore, mais l’ambiance générale a bien changé, toute en apaisement. Même les
cloches de l’église, prêtes hier à sonner le tocsin pour une nouvelle guerre de
religion, carillonnent aujourd’hui gaiement sous le soleil ardent de cette fin
d’été agitée. Les dames ont troqué leurs tristes galurins de crêpe à voilette
pour de charmants chapeaux aux fleurs multicolores et les hommes, leurs sombres
et sobres costumes du dimanche pour le canotier et la chemise au col non
boutonnée. Les enfants, totalement oubliés dans l’histoire, s’éparpillent en
des jeux de leur âge, aux gendarmes et aux bandits, ce qui, si on y regarde de
plus près, ressemble étrangement à tout ce qui vient de se passer…
L’abbé Dujardin a quitté le village.
Il a, à ce que l’on dit, fait lui-même les démarches afin d’aller se reposer
dans un monastère lointain. Certains même affirment qu’il y aurait fait vœu de
-silence-.
Si vous voulez voir Monsieur le Maire,
il vous faudra attendre assez longtemps. Il est parti pour un très long
pèlerinage à Rome et il compte bien poursuivre ensuite jusqu’à Istanbul,
l’ancienne Byzance.
L’instituteur ne sera pas de la
prochaine rentrée scolaire. Il a obtenu une mutation ultra-rapide pour un petit
hameau de Provence, sans histoire ancienne ni actuelle.
Notre Alexandre, quant à lui, toujours
appuyé sur sa bêche, goûte à cette paix enfin retrouvée, là-haut sur les
collines.
Les hirondelles volent bas et se
rassemblent en grappes sur les branches annonçant déjà l’hiver. Il fait
beaucoup plus frais. Cela fait du bien à tout le monde.
La colline panse aujourd’hui ses
blessures. C’est comme si on lui avait arraché une grosse dent de sagesse…
c’est vraiment le mot qu’il faut retenir de toute cette aventure… Elle n’a pas
encore retrouvé son visage et son charme d’antan mais Alexandre et le temps y
veilleront. Il faudra aplanir des montagnes de déblais, remonter à la brouette
des tonnes de terre pour combler le chantier de fouille… même s’il s’estime un peu coupable de tout ce
gâchis… il a toute sa vie pour cela. Après l’ouragan dévastateur de cet été, la
force tranquille de la nature est déjà à l’œuvre. Au printemps prochain, il
n’en restera presqu’une trace.
Côté villageois, par contre, les
cicatrices mettront probablement un peu plus de temps à se refermer. Elles ne
sont bien graves mais elles demeurent très profondes, leur monde a failli
exploser. Il y a beaucoup de gêne dans tout cela, de la honte d’avoir été aussi
stupide, méchant et emporté, manipulés sans doute. Des cicatrices d’amour
propre et d’orgueil mal placé qu’aucune médecine ne sait à ce jour guérir…
Cette histoire reste le miroir dans lequel ils se revoient sans cesse,
complexés et complexes ; et désespérément humain. Il ne leur sera pas
facile de tirer un trait, de gommer à jamais ces vilains mots, ces gestes
déplacés, cette folie soudaine mais ils retiendront la leçon de cette
tragi-comédie. Le temps, là aussi, fera sans nul doute son œuvre.
Après des examens plus approfondis, le
sarcophage sauvé deux fois, de la terre et de la fureur des hommes, va revenir
à Verquinghem, les autorités l’ont promis.
Des travaux ont d’ailleurs été entamés
dans un vieil immeuble donnant sur la place de la Mairie afin d’y créer
l’amorce d’un petit musée d’histoire locale… je ne sais pas s’il y aura une
salle pour relater les événements récents mais ça mériterait de s’y pencher.
D’ici quelques semaines, tout au plus, la commune pourra enfin retirer un petit
bénéfice de sa bien triste expérience. Nul doute, toute cette affaire ayant
fait grand bruit dans tout le pays, que de nombreux curieux viendront encore y
dépenser quelques sous, maigre trésor.
Au fait, je ne vous ai pas dit. On a
enfin reçu les résultats des experts de Paris. Il n’y a pas plus de romain que
de relique dans le sarcophage découvert aux Terres Noires. Les archéologues ont
été formels, celui-ci remonte au Moyen-Age, au14ème siècle pour être
très précis, il s’agit de la dépouille d’un ancien chevalier templier. Je vois
déjà vos yeux qui brillent… mais non, il n’y a pas de trésor à l’horizon, foi
d’Alexandre qui veille au grain.
Il n’y aura eu en cette affaire ni vrai
gagnant, ni mauvais perdant, ni bon, ni méchant, ni presque juste, ni tout à
fait coupable, rien qu’un clin d’œil et l’ironie de l’Histoire.
Alain VARLET